Cybersécurité et coopération régionale : comment construire une réponse africaine face aux cybermenaces ?

Kafolodje Fatou Kene Coulibaly, Sous-Directrice des Politiques de Cybersécurité & de la Coopération au Ministère de la Transition Numérique et de la Digitalisation.

 

Face aux menaces de plus en plus sophistiquées et transfrontalières, aucun pays ne peut agir seul. Attaques contre les infrastructures critiques, cybercriminalité organisée, désinformation en ligne. Ces défis communs appellent une réponse collective, concertée et durable. Alors, la coopération régionale en matière de cybersécurité apparaît comme un levier essentiel pour renforcer la résilience des États et garantir la souveraineté numérique du continent. Quels sont les mécanismes existants ? Quelles en sont les limites ? Et surtout, comment bâtir une réponse africaine, adaptée aux réalités locales, mais alignée sur les standards internationaux ?

Pour en parler, nous donnons la parole à Kafolodje Fatou Kene Coulibaly, Sous-Directrice des Politiques de Cybersécurité & de la Coopération au Ministère de la Transition Numérique et de la Digitalisation.

.Africa CyberSecurity Mag : Comment percevez-vous l’évolution des menaces cyber dans notre sous-région ces dernières années ?

 Fatou Kene Coulibaly: Nous avons constaté une montée en puissance des cybermenaces, tant en volume qu'en sophistication. Les attaques ciblent désormais des infrastructures critiques, les systèmes financiers, mais aussi les institutions publiques. Les cybercriminels exploitent les vulnérabilités des environnements de plus en plus numérisés et interconnectés. De plus, la désinformation en ligne devient un véritable outil de déstabilisation. Cette révolution rapide nous impose de revoir nos approches en passant d’une logique de réactions isolées à une stratégie collective et résiliente.

Africa CyberSecurity Mag :  Quelles sont, selon vous, les principales forces de la coopération régionale actuelle en matière de cybersécurité ?

Fatou Kene Coulibaly : Nous disposons de plusieurs initiatives prometteuses : la mise en place de CERTs nationaux, régionaux, le partage d'informations sur les incidents via des plateformes collaboratives, des formations conjointes. Il y a aussi une volonté politique croissante de mutualisation des efforts, comme le montrent les engagements pris dans les cadres de l'Union africaine ou de la CEDEAO. Cette dynamique a créé un socle favorable pour aller plus loin

Africa CyberSecurity Mag: Où en sommes-nous dans l’adoption de conventions régionales (comme la Convention de Malabo) et leur mise en œuvre effective ?

 Fatou Kene Coulibaly : La Convention de Malabo a été adoptée en 2014 par l'Union africaine. Elle est aujourd'hui une thèse de référence en matière de cybersécurité et de protection des données à caractère personnel à l'échelle continentale. La Côte d’Ivoire a officiellement adhéré à cette convention le 8 mars 2023, ce qui marque une étape importante dans notre engagement à nous aligner juridiquement sur les standards africains et internationaux. Toutefois, au-delà de cette ratification, il y a de véritables défis dans la mise en œuvre collective. Il faut que chacun révise ses textes nationaux. Nos lois doivent être révisées. Il faut aussi créer des organes de contrôle indépendants et renforcer les capacités opérationnelles. Il est également crucial que les États qui n'ont pas encore adhéré accélèrent le processus d'adhésion afin de renforcer la cohérence et l'efficacité des réponses collectives aux cybermenaces.

Africa CyberSecurity Mag: Avez-vous en tête un exemple de cas concrets où la coopération régionale a permis de gérer efficacement un incident cyber majeur ?

 Fatou Kene Coulibaly : Un exemple marquant dans la coopération régionale est l'opération Africa Cyber, menée en août 2023 sous la coordination d'Interpol et d'Afripol. Cette initiative a mobilisé 25 pays africains pour lutter contre la cybercriminalité, en particulier contre les attaques de rançongiciels. Un autre cas concret illustre cette opération : au Cameroun, sur la base des renseignements fournis par la Côte d'Ivoire, trois suspects ont été arrêtés pour une escroquerie en ligne portant sur la vente frauduleuse de deux Africains d'une valeur de 850 millions de dollars. Grâce à une collaboration entre les équipes de réponse aux incidents, les forces de l'ordre, Afripol, et le Groupe IB, 14 criminels présumés ont été arrêtés, et plus de 200 infrastructures réseaux malveillantes identifiées, dont des serveurs de commande et de contrôle, des adresses IP frauduleuses, et la neutralisation de réseaux à l’origine de pertes financières dépassant 40 millions. Ces exemples démontrent que la coopération régionale n'est pas seulement souhaitable, mais essentielle pour répondre efficacement aux cybermenaces transfrontalières.

Africa CyberSecurity Mag: Quels leviers ou priorités identifiez-vous pour renforcer la coopération régionale en cybersécurité dans les cinq prochaines années ?

 Fatou Kene Coulibaly : Je vois cinq leviers essentiels. L'harmonisation des règles autour des conventions existantes, le renforcement des capacités des CERTs nationaux et leur interconnexion, la création de mécanismes juridiques de coopération judiciaire contre la cybercriminalité, l’investissement dans la formation et la recherche appliquée en cybersécurité à l’échelle régionale, et enfin, la sensibilisation des décideurs politiques à l'importance des stratégies de souveraineté numérique.

Il faut souligner aussi que les initiatives sont toujours les bienvenues. Tout dernièrement, à travers le ministère du Numérique et avec l'ANSSI, il y a eu une sensibilisation au lycée Jeune Fille de Bengerville. Il fallait sensibiliser les enfants aux différents risques liés au numérique. Ce sont des initiatives prises par le ministère. Cette sensibilisation va continuer. D’autres pays le font également. Il faut dire que l’homme est le maillon le plus faible dans la cybersécurité. Grâce à la sensibilisation, les gens seront avertis ; une personne avertie a les moyens d’éviter les différentes attaques.

Africa CyberSecurity Mag: Votre message de clôture aux acteurs africains de la cybersécurité

Fatou Kene Coulibaly: Il faudrait que les gens sachent que la cybersécurité est un enjeu de souveraineté. Elle ne se construit pas en vase clos, mais par la coopération, le partage, et dans la solidarité entre les États. J’invite tous les acteurs publics, privés, académiques à s’engager davantage dans les dynamiques régionales pour bâtir une cybersécurité africaine forte, inclusive et résiliente.

Propos recueillis par Christelle HOUETO, journaliste digital