Souveraineté numérique, une question de volonté politique !
Alors qu’une récente étude publiée par Cliqz et Ghostery évoque le très large bénéfice du RGPD au profit des géants du numérique et en particulier Google, Gartner publie dans le même temps une note intitulée « Pourquoi le RGPD et les autres régulations en matière de protection vont échouer »… De quoi interpeller les acteurs français sur l’enjeu de notre souveraineté numérique ? Nous trompons-nous de combat ? Campagne marketing ou éléments probants ?
Eléments de réponse.
Le RGPD favorise t-il les grands ?
C’est ce que tend à démontrer l’étude réalisée par le cabinet Allemand Cliqz et Ghostery qui compare, à l’aide des données de WhoTracks.me, la prévalence des traqueurs un mois avant et un mois après l’entrée en application du RGPD. Cet outil fournit des informations structurées sur les technologies de suivi, la structure du marché et le partage de données sur le Web afin de créer plus de transparence. Selon cette étude, les petits annonceurs perdent et Google gagne ! La plupart des trackers collectent des données à des fins publicitaires. Ils veulent en savoir le plus possible sur un utilisateur afin d’afficher des annonces personnalisées. Plus les annonces sont ciblées sur les intérêts de l’utilisateur, plus elles ont du succès et plus elles génèrent de l’argent. Logique…
Alors que les plus petits éprouvent des difficultés à se mettre en conformité, les géants du numérique sont évidemment eux « compliant », qui plus est, dotés des outils les plus performants pour répondre avec pertinence aux besoins avérés ou finement suggérés aux internautes. Rien de surprenant donc à ce que les plus petits opérateurs de publicité aient considérablement perdu de leur portée, soit entre 18% et 31%. Facebook a subi une baisse d’un peu moins de 7%. En revanche, le leader du marché, Google, a même pu augmenter légèrement sa portée (plus 1%). Pierre Oger, VP d’EGERIE, rappelle alors qu’il ne faut pas être naïf « le RGPD a bien entendu apporté des avancées majeures mais il est aussi l’apanage des plus grands de ce monde, et bien entendu ceux pour qui la donnée est un outil stratégique de premier plan. »
« Le rapport 2017 IAPP-EY Annual Privacy Governance démontre que les 500 plus grandes entreprises mondiales ont dépensé environ 7.8 milliards de $ en 2017 pour respecter les exigences fixées par le RGPD. Ces entreprises peuvent évidemment absorber de telles sommes dans leurs charges d’exploitation supplémentaires, mais pour les petites entreprises le défi est de taille, pour continuer à opérer avec des marges de plus en plus serrées » commente Jean Larroumets, PDG d’EGERIE.
Un écrémage par la qualité qui peut avoir une portée positive sur l’univers de la publicité digitale « moins intempestive et plus ciblée ». L’envers de la médaille devient alors la concentration du marché de la publicité en ligne en Europe…
Le marché mondial de la publicité en ligne représente un volume estimé à 270 milliards de dollars en 2018 et devrait croître de plus de 20% au cours des deux prochaines années.
« Le RGPD a été mis en place pour protéger l’utilisation des données personnelles des citoyens européens. Il n’a jamais été question de ne plus utiliser de données. » souligne Eric Bothorel, Député et d’ajouter « Si le traitement des données obtenues avec le consentement de l’internaute permet de présenter ou délivrer des services, des informations ou des produits plus pertinents, tous s’y retrouvent. »
Mais au-delà de cet élément de fond, il semble pour le Député LREM très « prématuré de réaliser des corrélations entre l’entrée en vigueur du RGPD, les chiffres de cette étude et le bénéfice retiré par les acteurs internationaux du numérique. »
Un avis partagé par Maître Olivier Iteanu « Le RGPD vient tout juste d’entrer en application. Ces éléments de conclusion me paraissent donc trop prématurés. D’autant que les géants dont nous parlons, ont les moyens d’être en conformité et c’est bien de cela dont il s’agit lorsque nous parlons de règlementations. »
Rappelons que le RGPD n’a pas vocation à écarter les géants du numérique, mais vise par la protection des données du ci-toyen à un rééquilibrage. « Le RGPD contribue au rééquilibrage nécessaire, certes, mais il n’inversera pas le rapport de force établi. » ajoute Coralie Héritier, CEO IDnomic.
Au coeur d’une guerre économique
« Je ne doute pas de la pertinence du RGPD, mais livré en l’état, dans un écosystème économique où nos « grands voisins » ont plus qu’une longueur d’avance sur nous tous en matière de réactivité et de position capitalistique, il ne pouvait que biaiser nos perceptions sur ce qui pouvait en réalité advenir à sa mise en place véritable… » déclare Franck DeCloquement, expert sur les questions de cybersécurité qui appelle à la vigilance ! « Le programme de militarisation de la Silicon Valley qui se cache derrière l’extraterritorialité, la propriété et la protection des données personnelles doivent nous interpeller. Nous sommes dans un jeu de dupes, de stratèges de haut vol, quand on sait la dimension stratégique et de défense qui se cache derrière les projets des GAFAM, ou encore lorsque nos données les plus sensibles, celles issues du renseignement sont gérées depuis trop longtemps par les programmes de Palantir, très proche du Pentagone. » clame t-il !
Sécurité des données : sanctions immédiates pour Facebook
Sans sécurité, aucune protection des données ne peut être assurée. Enjeu majeur, il est aussi difficile à atteindre. « Malgré les investissements colossaux réalisés, les failles de sécurité connues par les grandes entreprises ne cessent d’augmenter et les utilisateurs continuent de voir le risque que leurs données soient exposées grimper. » précise Jean Larroumets. Facebook en est le plus illustre exemple avec des conséquences financières immédiates.
Si on se réfère aux données présentées par le groupe en juillet dernier, ce dernier ne sort pas indemne des failles de sécurité rencontrées. « Au deuxième trimestre, le nombre d’utilisateurs actifs mensuels et quotidiens de Facebook en Europe a baissé pour la première fois : un million d’utilisateurs mensuels en moins depuis l’entrée en vigueur du RGPD. Des faits suivis d’une rapide chute en bourse : 24 %, à la clôture de Wall Street le mercredi 25 juillet 2018 puis 19% entre la clôture et l’ouverture le jeudi 26 juillet soit une réduction de la capitalisation boursière du groupe d’environ 150 milliards d’euros. Le nombre d’utilisateurs se chiffre néanmoins en milliards : 2,23 milliards d’utilisateurs mensuels actifs, ce qui représente tout de même 11 % de plus par rapport à la même période l’an passé… »
Une stratégie attendue
Le RGPD a aussi l’objectif d’instaurer une concurrence loyale dans cette guerre économique « Je suis favorable à une concurrence saine et loyale. Cela passe par l’éducation des utilisateurs, le consentement, la neutralité, l’accessibilité des données, l’interopérabilité… » soutient le Député Bothorel pour qui la mondialisation « ne peut pas aller que dans un sens. Je comprends la position des entreprises françaises et européennes mais nous ne pouvons pas souhaiter aller à l’export et parallèlement fermer nos frontières économiques… En revanche nous pouvons maintenir un dialogue sérieux et exigent avec les acteurs comme Google qui viennent investir en France. »
Au-delà de la concurrence américaine, des efforts sont à fournir par l’écosystème français et européen « Beaucoup d’acteurs émergent en France et en Europe. Mais nous sommes beaucoup trop dispersés » souligne Jean Larroumets, et Pierre Oger d’ajouter « Ils sont puissants et nous sommes désorganisés. Nous devons utiliser notre intelligence pour raccrocher des projets d’avenir plutôt que d’essayer de faire ce que les autres font déjà très bien, avec une puissance de frappe bien supérieure à la nôtre. »
Tous deux appelant de leurs voeux « une stratégie forte en la matière pour le développement des entreprises du numérique. » Plus offensif, Franck DeCloquement appelle à « assumer notre volonté de puissance et agir en conséquence nous aussi, face à nos concurrents beaucoup plus déterminés que nous ne le sommes ! »
« Le RGPD : nouvelle ligne Maginot numérique ? » La question se pose. Mais je ne suis pas certain que nous soyons humainement armés pour remporter ce nouveau défi compétitif d’envergure, et à la bonne échelle de regard ! » Franck DeCloquement.
La souveraineté, une question de volonté
La souveraineté repose alors sur une question de volonté politique. Une approche qui fait éminemment référence aux dernières déclarations de Bruno Le Maire, ministre français de l’Economie, sur la taxation des GAFAM « ce qui coince (…) comme toujours en Europe, c’est le manque de volonté politique (car) tous les problèmes techniques ont été réglés ». La Commission européenne a proposé en mars d’instaurer une taxe de 3% sur le chiffre d’affaires des groupes emblématiques du numérique. Les peuples européens « ne comprennent pas que nous laissions des groupes comme Google, Amazon et Facebook avoir 14 points de taxation de moins qu’une PME ou qu’une entreprise européenne » a-t-il ajouté.
Quelle dimension veut-on donner à ce domaine décrit comme stratégique en France ? Pourquoi n’a-t-on pas de ministère dédié à ce jour ? Voici d’autres questions soulevées par nos experts.
« Nous devons nous donner les moyens de faire du numérique un volet fort de notre économie mais aussi les moyens de répondre aux enjeux que nous devons adresser » souligne Coralie Héritier et de poursuivre « nous devons construire l’émergence d’un numérique fort en France. Cela implique donc des efforts en matière d’éducation, de formation initiale mais aussi continue car les métiers de demain n’existent, pour la plupart, pas encore. Nous devons donc prendre ce temps d’avance ! Et puis bien entendu, il nous faut des leviers économiques forts en faveur du domaine si nous voulons renforcer la filière de cybersécurité, car n’oublions pas qu’elle est le socle de la confiance et sans confiance, pas de révolution numérique possible, et une économie moderne trop fragilisée ! »
Une prise de position partagée sans surprise par les autres acteurs « Cela appelle donc à l’investissement et à la problématique de financement. Nous ne pouvons pas lutter. En France les investisseurs ne nous suivent pas dans cette logique de prise de risques. Il n’y a pas assez de commandes publiques alors même que la puissance publique nous identifie, nous reconnait, nous subventionne ; ni aucun marché conséquent à l’issue qui nous permette de passer à l’échelle. Difficile dans ces conditions d’attirer les investisseurs. » déclare Pierre Oger pour qui la problématique majeure de notre souveraineté réside dans le cloud et autour de la donnée. « Il me parait essentiel aujourd’hui de basculer nos solutions de cybersécurité dans le cloud et d’aborder la question de la souveraineté, non pas autour du support ou de l’architecture physique, mais bien autour de la donnée. Nous devons créer cette souveraineté autour de la donnée qui peut être dans un cloud souverain mais pas forcément en France. La souveraineté via l’algorithme qui permet d’accéder à la donnée. La cryptographie aura évidemment toute sa place. Encore une fois, cela existe. Il ne reste qu’à le mettre en oeuvre. » et d’ajouter « Il faut alors changer de combat et évoluer. Evoluer culturellement, et en matière de coopération entre acteurs. Il faut aussi faire évoluer nos technologies. »
Reste enfin le sujet de l’identité numérique où il est impératif de renforcer la souveraineté de l’Etat à travers la sécurisation et l’optimisation de tous les services numériques : éducation, santé, e-administration, etc. Autant de services créateurs de valeurs sur le territoire national qu’il nous appartient de sauvegarder. La position que la France prendra sur ces questions définira la place qu’elle occupera dans la concurrence des souverainetés qui se dessine dans l’univers numérique !
Bien que la « bataille technologique (soit) gagnée par les Américains » selon Maître Iteanu « il nous reste les 500 millions de consommateurs européens. C’est donc à nous qu’il appartient de poser les conditions d’accès d’un point de vue légal, à ces consommateurs en Europe, de poser les bases de la société que nous voulons, avec toutes les institutions impliquées. »
Et Bruno Le Maire d’appeler enfin l’Europe à prendre ses responsabilités « Il est temps que l’Europe sache ce qu’elle veut devenir : soit un continent soumis, soit un continent souverain ! »
Source : SDMAGAZINE